jeudi 25 mars 2010

Des baleines et des rêves

Mais mon rêve n'a pas changé. Et je le poursuis toujours.
J'ai navigué si longtemps et recousu tant de voiles que l'extrémité de mes doigts est aplatie et dure, et j'ai halé sur les manœuvres tant de fois que mes mains sont aussi rugueuses que du chanvre de Manille ; j'ai gravi des enfléchures sur des mers démontées et me suis assis sur l'écoutille d'un cargo tout neuf, secoué par les trépidations des machines. Des souvenirs... Rien que des souvenirs. Des images qui aident à passer une journée. Mais elles ne durent qu'un temps. Mon rêve... ma vision les chassent. Je ferme les yeux, et j'entends la musique, et elles arrivent, elles nagent autour de moi, en dansant, en chantant, Oh comme c'est beau de voir l'eau glisser sur leur dos brillant et luisant, et bien que leur taille soit monstrueuse, elles ne font que rider la surface de l'eau en fendant les flots de mers sans bornes. Et, les mains en porte-voix, je leur crie un joyeux BONJOUR, MES AMIES... et elles agitent la queue en guise de réponse, et nous dansons, et nous rions, et cette chose qui s'appelle la mort n'existe plus, supprimée par notre unicité, et je sais que, tant que mon coeur et cette partie intemporelle, colossale et éternelle de moi-même seront comblés par mon rêve... cette vision des baleines dansant avec moi, seule la vie existera, la vie, aussi grandiose, aussi forte, aussi belle, aussi pleine de douceur et de joie que mes amies, et là où elles iront, j'irai aussi, et nous serons inséparables, et ma vie sera la leur, et la leur sera la mienne, et nous ferons toujours partie du même rêve.

Hubert Selby Jr, Chanson de la neige silencieuse, Quai Voltaire

3 commentaires:

  1. Bizarre : de ce recueil pas relu depuis sa sortie en France, je ne me souviens que de ce joyau intitulé Le manteau, extraordinaire concentré de Selby, de la vie, de la peur et du désir… Bon, je vais relire tout ça.

    Désolé, j'atterris ici avec un an de retard.
    On partage beaucoup de goûts, cher Joël.

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  2. Le manteau, bien sûr, et puis la dernière, l'éponyme comme disent maintenant les animateurs télé - belle à pleurer.

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  3. À strictement parler, "éponyme" ne se dit que des titres qui reprennent le nom d'un personnage — Ondine, de Giraudoux, par exemple, ou Hamlet.
    Mais je crois que la licence devrait être acceptée, puisqu'il n'existe pas d'autre mot pour une extension plus grande du terme.

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