mardi 12 avril 2011

Passage du temps (Dans les livres #54)

Quand nous sommes sortis lui et moi en cette fameuse fin de matinée de juillet, lui voulait aller à droite, moi à gauche bien entendu. N’étant du tout d’un caractère décidé et dominateur mais plutôt, par certains côtés, assez irrésolu pour ne pas dire velléitaire et très bonne pâte qui plus est, nous voilà tous deux partis sur notre droite évidemment. Mal nous en prit cependant d’avoir suivi cette pente ; à peine parcourue la centaine de mètres nous séparant du premier coin de rue (celui où, il y a peu, le bar de L’Avenir maintenant disparu faisait angle) qu’une crevasse d’une profondeur d’enfer creusée à même l’asphalte déjà brûlant de soleil nous fit face. Certes ce sont là choses qui surviennent fréquemment dans nos villes d’entre-deux-guerres et sans crier gare, il n’en restait pas moins que nous nous retrouvions tous deux Gros-Jean comme devant et assez déconfits ; très perplexes aussi quant à l’attitude à adopter à l’égard de ce soudain problème. Poursuivre coûte que coûte et nous enfoncer au cœur de cette crevasse dans l’espoir insensé d’atteindre un jour le trottoir d’en face, au risque d’user dans cette affaire beaucoup de nos jeunes énergies ou bien, tel que je le préconisai d’entrée, renoncer, revenir sur nos pas et sagement reprendre l’idée qui était mienne au départ ?
C’était hélas méconnaître la diabolique obstination de mon compagnon, ne pas compter avec sa fierté de petit mâle écorché toujours s’entêtant dans ses mauvaises raisons. D’arguties en vaines suppliques rien n’y fit et je le vis à mon grand dam disparaître au profond du gouffre avec la belle assurance de ceux que n’effraieront jamais les soucis du quotidien ni la crainte des lendemains. À Dieu vat ! pensai-je en rebroussant chemin, faisant contre mauvaise fortune bon cœur.
Dire les années passées depuis cette matinée de juillet dont je conserve cependant le souvenir fidèle dans un coin de ma mémoire, comme on conserve sans trop savoir pourquoi un bibelot ancien chiné jadis à la brocante, serait avouer un âge devenu inavouable. Aussi quelle ne fut pas ma surprise que de retrouver ce soir mon vieil ami à la faveur d’un de ces curieux hasards de comptoir ! Le cheveu maintenant poudré à frimas et la main légèrement tremblotante pour lever le verre, mais toujours bon pied bon œil comme je lui en fis compliment. « Les années passent, me dit-il en faisant signe au garçon pour une tournée, il est urgent, vois-tu, de prendre son temps » et sur ce il m’explique gravement qu’il vient à peine de sortir de son trou, ayant enfin atteint, deux jours de cela seulement, le trottoir d’en face. Force me fut de lui confesser que, tout ce temps durant, je n’avais moi-même fait guère plus de trois fois le tour complet du quartier.

[Un peu plus clic-clic. Ici, l'année dernière, ma foi, c'était déjà clic-clac Pierre Autin-Grenier.]

3 commentaires:

  1. Fébriles retrouvailles de Mercier et Camier.

    Cordialement.
    delorée

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  2. Je pense que vous allez adorer... Presque aussi drôle que "Premier amour", qui pour moi est indépassable.

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