En ce temps-là, comme le cimetière était au centre du village, la mort était au centre de la vie. [...] L'octogénaire triomphant, auréolé d'une légende qui le transformait en centenaire, était entouré du respect superstitieux qui monte spontanément vers les champions ; depuis longtemps il avait perdu tous ses enfants, tous ses neveux, ainsi qu'une bonne moitié de ses petits-enfants et petits-neveux. Ce sage était considéré par le village comme un oracle. La mort du héros était un évènement cantonal.
Les autres morts appartenaient aux périodes heureuses, au tissu normal de l'existence quotidienne. Morts d'enfants nouveaux-nés, suivis ou précédés par leur jeune mère, victime ou non d'une matrone ignare, parfois d'un chirurgien massacreur. Vite consolé, le veuf se remariait - quelques mois après, deux ans au plus - et oubliait. De temps en temps, en août et septembre surtout, curé, magister et fossoyeur bénissaient et enterraient à tarif réduit les "petits corps", cadavres d'enfants : la famille se dérangeait à peine, le petit disparu étant remplacé en moins de deux ans. C'étaient là des incidents de calendrier, moins graves qu'un gros orage, qu'une grêle dévastatrice, que la mort d'un cheval. En certains sites, la mort frappait avec une particulière délectation : zones marécageuses, littorales, alluviales ou bien faubourgs manufacturiers de quelques bourgs et villes ; les hommes s'y pressaient cependant, parce que le travail à la quenouille, au rouet, au métier manquait rarement, parce que la terre, le bois, l'eau abondaient, presque libres, du moins vacants.
[Chef d'oeuvre]